Nous sommes tous·tes à la fois des assisté·es et des assistant·es. Tout le monde, toute puissance ou impuissance.
Des « actions proches » ont d’abord été réalisées lors de visites à mon père, Philippe Fouché, dans les institutions médicalisées où il vit depuis 2015 (hôpitaux, SSR, Ehpad…) à la suite d’un accident vasculaire cérébral qui l’a rendu hémiplégique. Par des gestes, déplacements et manipulations d’objets trouvés sur place, j’intensifiais ma relation avec des espaces aménagés pour le soin, devenus les lieux d’une vie de famille. J’agissais dans les parages de Philippe, plutôt qu’avec lui, dans les moments d’attente où les
professionnel·les de santé le prenaient en charge.
« Actions proches » dérive de « présences proches », l’expression utilisée par Fernand Deligny pour désigner celles et ceux, non professionnel·les, qui, au milieu des Cévennes, de 1968 aux années 1990, veillèrent sur les enfants autistes qu’on leur confiait, inventant auprès d’eux un mode de vie hors de tout cadre institutionnel, dans des campements expérimentaux baptisés « aires de séjour ».
Depuis 2020, des acteurs et actrices assistant·es-assisté·es agissent proches. Entrechocs et mises à distance de corps, objets-sculptures-accessoires-caméras, les actions proches ne racontent rien ; elles sont le résultat de ce que j’appelle des « aberrations empathiques », qui surviennent dans les ratages de l’identification à l’autre, chose ou personne.
Essayer de se mettre à la place d’une infirmière en grève, d’un nourrisson dans l’herbe, de quelqu’un qui ne marche pas, de quelque chose qui roule, d’une fourchette qui tourne, d’une zébrure du tissu… Ne pas y arriver et spéculer plastiquement sur la diversité des modes d’existence.
L’exposition prend la forme de zones de visionnage intégrées dans un environnement d’objets – accessoires et sculptures – dont on ne sait pas s’ils sont le point de départ ou le produit des actions proches. Ce sont des reliques dérangées, plutôt que des reconstitutions. Ce sont aussi de potentiels repères, temporairement libérés de leur mode d’apparition dans les actions filmées. Cette recherche de l’écart spatial et temporel affirme l’instabilité des lois physiques et émotionnelles qui régissent le mouvement des choses et des êtres. Un ensemble de dessins vient rappeler que les actions prennent forme hors de l’espace orthonormé où tout est censé se tenir.
Les actions filmées sont présentées en trois sous-ensembles, qui forment un triptyque d’écrans :
• Philippe . Philippe Fouché se déplace en fauteuil roulant électrique et vit en institution.
Les actions proches relèvent ici d’une rééducation sauvage : quelque chose a dysfonctionné (le corps, l’hôpital, la société) et ça va non-fonctionner encore, autrement. La rééducation sauvage est pour celles et ceux qui acceptent de changer de mode d’idéalisation des corps. La rééducation médicale, la vraie, « y a plus de place dans le service monsieur, désolé (PROBLÈME DE PERSONNEL) ».
• Mémoire aberrante (roman cubiste de la Tentative) .
La Tentative dont il est question est historique et légendaire. C’est le réseau expérimental de prise en charge d’enfants autistes mutiques fondé par Deligny. Nos actions proches ont lieu sous l’influence des propositions spatiales et conceptuelles de la Tentative, qui sont présentées simultanément au Crac à Sète dans l’exposition Fernand Deligny, légendes du radeau. Kid A ne « fait » pas la vaisselle : alors quelle est la nature du contact entre ses mains, l’eau et l’assiette ? Auprès des autistes, Deligny a cherché les manifestations d’une « mémoire en quelque sorte réfractaire à la domestication symbolique, quelque peu aberrante, et qui se laisse frapper par ce qui ne veut rien dire, si on entend par frapper ce qui fait empreinte ».
Agir aujourd’hui en conséquence de cette expérience, ce n’est pas raconter ce qui a été mais tenter d’en activer la mémoire aberrante. L’ aberration, c’est libérateur, et on ne connaît que ce qu’on transforme.
• Vie assistée, vie institutionnelle, vie (ré)éduquée.
Des travailleuses et des travailleurs réalisent des tâches. Se pose la question : « Comment coucher une personne dépendante en 3 minutes 41 secondes ? ». On tâche de sentir la différence entre coucher et jeter. Il y a aussi : nourrir, loger, langer, plâtrer, faire grève, nettoyer, transmettre, masser, réchauffer, raser, lever, rouler, lever (le malade), cambrer, camérer, verticaliser… (choses vues).
J’ai aussi tenté de reprendre au Crac à Sète une expérimentation ouverte en 2012 avec Le Musée antidote, qui était une enquête photographique et plastique sur le musée du Paysan roumain à Bucarest. Ce que j’appelle « vie institutionnelle » doit aussi surmonter ce qu’une des principales animatrices du Musée du Paysan Roumain, l’ethnographe Irina Nicolau, appelle le « musée-hôpital », le lieu où les objets ne font que vieillir, séparés de leurs propres potentiels de transformation. L’ atelier reconstitué de Constantin Brâncuși, conçu par Renzo Piano au pied du Musée national d’Art moderne, est un de ces lieux de présentations ambivalents qui a figé en protégeant. Nous avons promené une « caméra bigle » (Deligny) dans les couloirs de l’atelier, à la poursuite du corps androgyne mis en mouvement par Philippe Fouché.
Après le 10-rue-Saint-Luc (atelier des éditions L’Arachnéen), Bétonsalon – centre d’art et de recherche – Université Paris Cité, le MoMA Virtual Cinema, le Centre Pompidou-Metz et la Galerie Parliament, le Crac Occitanie accueille la suite de Manifeste Janmari, sous le titre Manifeste assisté.
L’exposition est une nouvelle scène de la mémoire « aberrante », structurée autour d’une sélection d’actions proches nouvelles et anciennes.
Je remercie Sandra Alvarez de Toledo pour l’immense appui qu’elle apporte à Manifeste assisté.
Je remercie aussi pour leur engagement complice
Béryl Coulombié, Yannik Denizart, Emmanuel Fouché,
Philippe Fouché, Adrien Malcor, Anaïs Masson et
Martín Molina-Gola, ainsi que tous·tes les autres acteurs et
actrices assistant·es-assisté·es : Violett e a, Antoine Astier,
Moussa Arda, Natacha Berger, Yann Bréheret, Félix Brieden,
Mariette Cousty, Tiphaine Dambrin, Raphael Delannoy,
Anna Dubosc, Marie-Christine Fouché, Christine Fougères,
Daniel Galicia, François Guinochet, Nayon Lee,
Marlon Miguel, Maxence Rifflet, Patricia Som,
Marina Vidal-Naquet, Thivakar Yogeswaran, Zlata, et les
étudiant.es de l’École nationale supérieure des beaux-arts
de Lyon.
Florian Fouché